Aujourd’hui, on va écouter « Bands Of Susans ». Pourquoi? Parce que c’est bien, déjà. Mais surtout, c’est un groupe qui, comme le titre de son dernier album l’indique (« Here Come Success« , 1995), est passé à côté du succès, et ça, ceux qui me connaissent un peu le savent, c’est précieux. On peut lever là un débat: A quoi sert le succès? Est-il un bien pour l’artiste? Vous vous douterez de ma réponse; le succès est à l’artiste ce que la fête des côtelettes est à l’agneau de Luz: il est à la fois sa raison d’être, et sa perte; il n’est pas un toy qui élèverait un agneau s’il n’escomptait le manger, il n’est pas un artiste qui ne se lancerait dans son art s’il n’avait pas envie de toucher le plus grand nombre. Il n’est pas un artiste maudit qui ne maugrée à la face du monde son incompréhension, que c’est lui qui a raison, et le monde entier qui se trompe (à fortiori, on a tendance à tous faire ça dans nos raisonnements, mais avec un peu de lucidité, on arrive vite à se dire qu’on est tout autant en droit d’être dans le faux que les autres.).
Donc le processus artistique est celui de la création, pure et hautement intime. A la différence de l’artisan, ou du technicien, qui sont dans l’obligation de composer avec des contraintes physiques, l’artiste n’a comme seule barrière que les limites de sa créativité : il y a assez de sons et de couleurs dans la nature, on peut les arranger de manières si farfelues, que les possibilités sont infinies. J’en veux pour preuve le nombre de reprises de standards auxquelles différents groupes ont donné vie (et, in extenso, est-ce que chaque interprétation d’un même morceau est-il une nouvelle création ?). L’artiste peut faire ce qu’il veut, et n’a de compte à ne rendre à personne. L’origine de l’art, comme l’avancent certains préhistoriens, ne s’adressait qu’à des esprits ou des divinités, et nombreuses sont les peintures rupestres qui n’ont jamais été vues par leurs contemporains, exécutées dans des recoins cachés des cavernes. Le peintre était seul face à son totem, esprit ou fétiche. Il ne cherchait sûrement pas dans son acte la reconnaissance de ses pairs, qu’on lui dise « C’est joli. », ou bien, pire : « c’est sympa. ».
Puis l’art est sorti des cavernes, tout en restant symbolique. Rituel, cérémoniel, il n’avait pas d’existence en soit. Il a passé des siècles, devenant religieux, liturgique, avant de s’émanciper pour devenir ce qu’il est aujourd’hui : une industrie, comme les autres, dont le but est d’être rentable. Je ne veux pas analyser le système du spectacle. Je n’ai pas assez de données ni de compétences pour le faire. Par contre, j’ai côtoyé assez de musiciens, et parmi eux les moins consensuels, pour me permettre de parler d’eux. Et je les vois, des personnes qui baladent avec conviction leurs créations très personnelles, et qui iront sans concessions, les présenter loin de leur foyer douillet, où ils peuvent encore trouver un groupe de gens convaincus du bien-fondé de la démarche. C’est bien là la preuve que l’artiste cherche malgré lui à fédérer le plus grand nombre, à trouver toujours plus d’adhérents à sa vision, ne serait-ce qu’artistiquement. Et il me semble que quand il y arrive, que les gens se pressent et paient très cher pour les entendre, on appelle ça le « succès ».
Ils sont beaux ceux qui arrivent, ceux qui sans lâcher une miette au consensualisme, sortent leur épingle du jeu, continuent à créer sans arrière-pensées, tout en ayant un auditoire assez conséquent pour qu’ils n’aient pas à se soucier des contraintes matérielles de cette existence. J’en connais, je pourrais en citer, mais malheureusement, ils font plutôt figure d’exceptions. Moi, je côtoie plutôt des guerriers qui vont se cogner 5 heures de route à 4 dans une clio, instruments et amplis compris, pour jouer une demi-heure devant 20 éberlués, en espérant qu’on leur offrira au moins un sandwich et un verre de vin à l’issu de la représentation. La gloire, quoi ! Et je dois dire que pour ceux-là, j’ai une admiration et un respect incommensurable. J’irai au bout de mes capacités pour qu’ils puissent s’exécuter, ne serait-ce que devant 1 personne, y compris si celle-ci s’est trompé d’heure ou d’adresse. Non, je n’ai pas peur des amplis trop fort qui larcènent, des micros maltraités à force de hurlements, des caisses claires martelées comme le tarmac un jour de réfection des canalisations de la ville. Faites ce que vous voulez, tant que vous le faites avec conviction. Pas pour me plaire, pas pour leur plaire, mais parce que quelqu’un DOIT le faire.
Tout ce que je leur souhaite, c’est de rencontrer le succès, et de ne plus avoir besoin de s’adresser à moi. Par contre, je serais grandement chagriné s’ils en venaient à se prostituer parce que le succès a tourné au coin de la rue.
Car, tout comme on sait qu’en mettant beaucoup de sel ou de sucre dans un plat, on va le rendre désirable, quitte à en écraser toutes les saveurs, on sait aussi comment chatouiller langoureusement et sans les heurter les oreilles du public pour que la ritournelle s’inscrive bien malgré lui dans son cerveau et qu’il y revienne. C’est très simple, ça ne demande presqu’aucune inventivité, puisque la formule, par définition, pour être acceptée à grande échelle, se doit d’être bien lisse. C’est juste un travail de raboteur ; bien lisser tout ce qui dépasse, le rendre tout moelleux, et la voilà, la ménagère, réconfortée, qui va pouvoir produire des chiées de criards qui iront bien mignonnement voter pour le plus démago le temps venu. C’est bien l’effet pervers que peut créer la recherche du succès : ne plus suivre ses goûts, ses envies, mais sonder pour savoir ce qui plaît, draguer pour élaborer la formule la plus vendeuse. On la connait : elle fait à peu près 3,5 minutes, parce qu’au-delà, ça demande un trop grand effort d’attention, et le cerveau décroche, et il faut un petit refrain gentil, qui revient à intervalles réguliers, pour permettre au cerveau de respirer, de ne pas avoir à intégrer de nouvelles informations pendant un court laps de temps, avant de repartir sur un nouveau couplet, ni trop long, ni trop compliqué, parce que bon, faire des efforts, ça nécessite une consommation de sucre, et il faudrait pas non plus faire une crise d’hypoglycémie en écoutant de la musique pour se divertir. Putain de bordel de merde, mais qui peut ne pas se respecter à ce point pour avoir envie de faire ça ? De se rendre compte que les gens sont fainéants du bulbe, et, plutôt que de leur crier de se réveiller, en profiter pour se faire un max de pognon ? Mais qui peut s’endormir en se disant qu’il les a bien escroqués, ces pauvres bougres ?
Et voilà, la recherche du succès rend tout uniforme. C’est le principe de la concurrence pure et parfaite, si chère à Adam Smith et aux penseurs classiques de l’économie libérale, appliquée à la création artistique ; plutôt que de stimuler les forces créatives, il nivèle par le bas, le plus simple, le plus facile, le moins cher, le plus rentable. La même formule pour tous, le même repas à partir de viande hachée pour tout le monde, quitte à y mettre plus de gras que de viande, parce que de toutes manières, au point où on en est, ça ne se verra même pas.